« L’intendance suivra. » Le
général de Gaulle a toujours nié avoir prononcé cette phrase qu’on lui
prête. Il connaissait l’importance de l’organisation, de la logistique,
de tout ce qui conditionne la vie matérielle d’un escadron, et se
gardait de toute désinvolture vis-à-vis de l’intendance. Un exemple à
suivre dans l'entreprise, pour ne pas se laisser déborder par les outils
de gestion.
Dans l’entreprise, l’intendance c’est l’ensemble disparate
des outils de gestion. Certains auteurs sont gênés par la modestie de
l’expression. L’outil est en effet un objet simple dont le bon artisan
connaît parfaitement l’usage et qu’il utilise librement, ce qui est loin
d’être le cas des outils de gestion. Ils préfèrent donc parler
d’instruments : l’instrument est moins maniable, plus complexe
[1].
Quoi qu’il en soit, malgré leur apparente modestie, les outils de gestion ne font pas que suivre : ils commandent.
Des outils qui structurent le réel
Les outils de gestion sont indispensables et multiformes. On peut ranger sous ce terme générique :
- des éléments matériels comme les badgeuses comptabilisant les heures de présence des salariés,
- des concepts comme le taux d’actualisation ou l’EVA (Economic Value Added, indicateur de création de valeur financière),
- des modèles d’aide à la décision : tableaux de bord,
check-lists, matrices et grilles d’analyse,
- des procédures administratives et des méthodes de gestion du personnel comme l’entretien annuel d’évaluation,
- des systèmes complexes comme le CRM (gestion de la relation client) ou le contrôle de gestion.
Leur
utilité est indéniable, car ils structurent les actes routiniers des
opérateurs, guident et simplifient le travail courant et facilitent les
échanges d’informations à l’intérieur et vers l’extérieur de
l’entreprise. Il est donc impossible de s’en passer, mais une analyse
sérieuse montre qu’ils ne se contentent pas d’être, comme on pourrait
l’imaginer, des
« auxiliaires discrets et fidèles », mais jouent un rôle «
d’éléments
décisifs de la structuration du réel, engendrant des choix et des
comportements échappant aux prises des hommes, parfois à leur
conscience »[2].
Des leviers d’exploitation des salariés
Des
chercheurs ont constaté que les outils de gestion peuvent se
transformer en redoutables leviers d’exploitation, en influençant les
structures d’organisation et les comportements des salariés. La
tentation est en effet forte de leur faire exercer une pression
déshumanisée et invisible, puisque l’opérateur n’est pas confronté à un
chef d’équipe ou de bureau, mais à un indicateur, un tableau de bord ou
un programme informatique. Cette fonction oppressive peut être
intentionnelle ou résulter mécaniquement de la logique de construction
et d’utilisation de l’outil. De nombreux auteurs ont étudié cette
dérive, et deux sociologues, Eve Chiapello et Patrick Gilbert, ont
décrit et classé les travaux les plus importants sur ce thème, dans un
petit livre qui vient de paraître :
Sociologie des outils de gestion. Introduction à l’analyse sociale de l’instrumentalisation de gestion[3].
La résistance des acteurs
Les
acteurs de terrain sont conscients de la pression mise sur eux par ces
instruments censés les aider, et ils se débrouillent pour y résister. Ce
qui a souvent des effets négatifs sur leurs résultats. Par exemple,
lorsque le travail d’un opérateur alimente un indicateur utilisé par sa
hiérarchie pour suivre ses performances et réguler sa production,
l’exécutant va ajuster son comportement en fonction des paramètres
utilisés pour l’évaluer. Il ne cherche pas à optimiser ses résultats
réels, mais l’image qu’en donne l’indicateur. Une image très simplifiée,
car on privilégie les données numériques, qui permettent de retenir un
petit nombre d’informations bien choisies et faciles à suivre dans le
tableau de bord de la direction. L’exécutant organise son travail pour
maximiser les paramètres sur lesquels il est évalué (et rémunéré). S’il
est jugé sur le nombre de dossiers qu’il traite dans la semaine, il
déploiera une stratégie de relations personnelles, d’échanges de
services et de pressions pour se faire attribuer les cas les plus
faciles
[4].
Si c’est le montant des sommes en jeu qui compte, il se débrouillera
pour obtenir les dossiers dont les enjeux financiers sont les plus
élevés, même s’ils sont complexes. Si c’est la rapidité de traitement,
il gagnera du temps en ne procédant pas à certains contrôles.
La
dictature de l’outil, c’est aussi la nécessité, pour une entreprise, de
modifier – et souvent de dégrader – son organisation pour pouvoir
utiliser un instrument coûteux et sophistiqué, par exemple un progiciel
de gestion théoriquement paramétrable, mais que l’on préfère, pour des
raisons de coût, utiliser tel qu’il est vendu par le fabricant.
Cette
contrainte de l’outil est lourde de conséquences, lorsqu’un directeur
général se prononce sur le sort d’une activité ou d’un site de
production au vu d’une matrice de positionnement stratégique et d’une
demi-douzaine d’indicateurs analysés par un consultant extérieur
lui-même prisonnier de ces outils, puisqu’il connaît mal la réalité du
terrain.
Cette dictature, qui s’est imposée il y a plus d’un
siècle avec les méthodes tayloriennes d’organisation scientifique du
travail, a pris une nouvelle dimension avec l’omniprésence du numérique
et l’informatisation de la quasi-totalité des procédures. Les
contraintes imposées par les outils de gestion informatisés sont plus
efficaces, mais paradoxalement, les solutions trouvées pour les
contourner font courir à la qualité du travail des risques plus élevés
qu’avant la numérisation ; par exemple, les employés régulièrement
bloqués dans leur tâche parce que le programme refuse une information
qu’ils doivent impérativement entrer dans le système vont se repasser
discrètement un code « passe-partout » donnant une information fausse,
mais que la machine accepte dans tous les cas.
La bonne utilisation des outils : les apports de la sociotechnique
Dans
une organisation, les outils sont indispensables, mais il faut éviter
qu’ils introduisent des contraintes excessives et parfois absurdes.
L’homme doit garder à tout moment la maîtrise des systèmes techniques
avec lesquels il travaille. L’approche sociotechnique, initiée dans les
années 1950 par le Tavistock Institute de Londres et prolongée depuis
par de nombreuses recherches, a montré qu’un système de production ne
fonctionne bien que s’il est satisfaisant sous tous ses aspects :
techniques, économiques et sociaux. Pour atteindre cet objectif, les
tenants de l’approche sociotechnique ne proposent pas de recette
infaillible. Ils préconisent l’expérimentation, avec des solutions
organisationnelles adaptées à chaque contexte (des expériences réalisées
chez deux constructeurs automobiles : Volvo en Suède et Renault en
France, comportaient de nombreuses différences). Parmi les facteurs
clefs de succès, il y a dans tous les cas une conception soignée et une
analyse critique régulière des outils de gestion, en collaboration avec
les utilisateurs, afin d’éviter l’exploitation mécanique et
impersonnelle des travailleurs (dont nous avons vu qu’elle peut être
involontaire) et les effets pervers qui en découlent.
Marc Mousli
Article Web - 30 septembre 2013

Notes
- (1) Jacques Girin, qui dirigea le CRG de l’Ecole polytechnique de 1991 à 2003, a avancé l’idée de « machine de gestion ».
Alors que l’outil est maniable, facile à saisir et à poser, la machine
est généralement plus lourde, à poste fixe, et l’on doit veiller à son
utilisation, car elle est coûteuse. Certains outils de gestion
sophistiqués – par exemple les CRM (systèmes informatiques « intégrés »
gérant tous les services de l’entreprise qui sont au contact direct du
client), relèvent bien de cette catégorie. Le papier de Girin est
téléchargeable sur le site du CRG : http://crg.polytechnique.fr/incunables/Machines.html
- (2) Une technologie invisible ? L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains,
par Michel Berry, Centre de Recherche en Gestion, Juin 1983. Ce texte
fondateur sur la question des outils de gestion, qui fait autorité mais
n’a jamais été publié, peut être téléchargé sur le site du CRG :
http://crg.polytechnique.fr/incunables/techno_invisible.pdf.
- (3)
Sociologie des outils de gestion. Introduction à l’analyse sociale de
l’instrumentalisation de gestion, par Eve Chiapello et Patrick Gilbert,
La Découverte, 2013.
- (4)
En utilisant ses « espaces de liberté », c’est-à-dire les failles de
l’organisation officielle, comme l’ont montré Michel Crozier et Erhard
Friedberg dans L’acteur et le système, Le Seuil, 1977.